SYRIE : LE VOYAGE AU BOUT DE L’ENFER HUMANITAIRE
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Le docteur Ghazi Aswad, de retour en Syrie, est ici au chevet d'une victime de la guerre civile syrienne, à Yabroud.
© Frédéric Helbert/Sphinx
Le 10 juin 2013 | Mise à jour le 10 juin 2013
FRÉDÉRIC HELBERT, ENVOYÉ SPÉCIAL À YABROUD
Paris Match a suivi le docteur Ghazi Aswad, l’homme qui a le premier révélé au monde l’utilisation des armes chimiques par le régime syrien, lors d’un voyage clandestin au cœur d’une zone sous contrôle rebelle mais encerclée par les troupes de Bachar el-Assad. La situation humanitaire, et médicale y est tragique, et les insurgés dénoncent l’abandon total de l’occident.
Quand l’appel au secours est venu de Syrie, la semaine dernière, Ghazi Aswad n’a pas hésité un seul instant. Sans cesse sollicité, le chirurgien est alors entrain de soigner à Tripoli au centre médical libanais 24, une gamine terriblement brulée, « mais un ami toubib de l’intérieur, dit-il, m’a décrit d’une voix angoissée une situation de plus en plus tragique. Pas d’hôpital, pas de médicaments, pas d’instruments de base, aucune hygiène. Le désert médical ! Et des blessés, de guerre, des malades, des réfugiés arrivant par vagues incessantes. Les volontaires peu formés n’ont d’autre choix, par manque de moyens, que d’amputer si une simple fracture s’infecte, avant que la gangrène ne gagne ! Et pas la moindre ONG occidentale n’est présente sur les lieux de cette catastrophe humaine » Alors, malgré la fatigue, la pression permanente, l’usure mentale, les suppliques de sa famille, le médecin franco-syrien de 54 ans, le n’hésite pas une seule seconde.
En quelques instants, Ghazi Aswad fait son sac : deux, trois affaires rassemblées à la hâte, et le voila volontaire, pour retourner dans son pays, au mépris de tous les dangers. « On a besoin de moi me dit-il. En même temps on me demande d’évaluer la situation, les besoins, et la possibilité de construire un grand hôpital de fortune. Mon devoir est d’y aller ! » Et le chimique ? Le médecin jette un regard noir, puis lâche : « J’y ai cru à cette histoire. J’y ai consacré beaucoup de temps et d’énergie. J’ai dépisté des cas de victimes d’attaques lourdes il y a près d’un an déjà ! En vain ! La fameuse « ligne rouge » c’est une farce d’un Occident sans principe ni valeur, qui joue la montre, et ne veut pas s’engager alors qu’un peuple tout entier meurt ».
Un guetteur veille sur la ville de Yabroud, dernière enclave libre de Syrie.
© Frédéric Helbert/Sphinx
Pour rejoindre la Syrie, il nous faut effectuer un très long parcours. Passer des neiges éternelles des montagnes libanaises au désert syrien. Multiplier les détours, changer plusieurs fois de voiture, emprunter des motos, marcher à pied parfois sur des chemins rocailleux brulants… Un vrai parcours de combattant. Effectué sous escorte de soldats d’une katiba de l’Armée Syrienne Libre. Et avec une capsule de cyanure en poche. « Plutôt une mort instantanée que d’être pris par les chiens de Bachar » tranche le médecin en me tendant l’une de ces pilules. Sur la fin d’un interminable chemin, alors que nous approchons du but, la tension monte. Le chauffeur d’un pick-up accélère parfois brutalement, précisant laconiquement : « Nous sommes à portée de tir de snipers ».
L’aviation syrienne a aussi plusieurs fois bombardé les accès à l’enclave que nous rejoignons : La ville de Yabroud et ses villages environnants. Plus de 70000 habitants. Et 30000 réfugiés ayant fui des zones de combats intenses comme Homs, et dernièrement Qussair, où l’armée du régime, soutenue par les troupes du Hezbollah libanais, a mené une offensive sans pitié pour casser une filière d’approvisionnement en armes, munitions, carburant, et combattants passant clandestinement du Liban en Syrie. « Après Qussair, ce sera notre tour, nous le savons » dit gravement Abou Abdo, ancien entrepreneur en bâtiment devenu capitaine de la brigade « Al Farouk » de Yabroud. Ce colosse de 40 ans scrute la route, le doigt sur la gachette de son fusil d’assaut autrichien à lunette. « La menace peut venir aussi de l’intérieur » explique un homme réputé pour ne jamais perdre son sang-froid. « La révolution a engendré son cortège de désordres. Et on ne peut pas tout contrôler. Des groupes armés ont versé dans le gangstérisme et le kidnapping, notamment de journalistes. On ne peut pas les contrôler. Le doc et toi, ca vaut une sacrée rançon lâche t-il sans rire, et puis il y a trop de gens ici qui pourraient te prendre pour un espion. C’est le Royaume de la Parano ! Il ne faut jamais baisser la garde ».
CHRÉTIENS ET SUNNITES COHABITENT ICI EN PARFAITE ENTENTE
Alors que nous approchons du but, soudain un SMS surréaliste apparaît sur mon téléphone portable : « Le Ministère du Tourisme est heureux de vous accueillir en Syrie. Pour toute demande d’informations ou en cas de problèmes, appelez le 137 ». Au loin apparaît enfin la ville de Yabroud, enclave « libérée » mais encerclée par l’armée syrienne. Des colonnes de fumée noire s’élèvent dans le ciel. Les Migs syriens bombardent sporadiquement pour entretenir la terreur et ressérer l’étau. Le temps de l’offensive totale n’a pas encore sonné. Le régime procède par étapes. Une grande partie de ses forces terrestres, ses avions, ses blindés, son artillerie ont été mobilisés pour conquérir Qusair plus au Nord, où la tragédie s’est jouée à oui-clos. « Ici, l’aviation prépare le terrain dit un autre gradé de l’ALS. Nous sommes sur un axe stratégique à 60 kilomètres de Damas. Les migs de Bachar bombardent tout et n’importe quoi. Parfois juste des fermes et des troupeaux de bêtes, mais ils ont frappé aussi la principale école de la ville, désormais désertée. Il y a une semaine, ils ont ravagé la zone industrielle. Dont bon nombre de petites usines ou entreprises sont la propriété de chrétiens ! »
C’est une des spécificités de Yabroud. La ville compte une importante communauté chrétienne. Avec laquelle les musulmans sunnites cohabitent en parfaite entente. « L’intolérance religieuse ou communautaire n’a pas de place chez nous assène le capitaine Abou Abdo. La ville s’honore de compter parmi ces « monuments historiques » une cathédrale centenaire ! Le combat de l’immense majorité des habitants de Yabroud ? Celui de la liberté pour tous. « Quant aux fameux jihadistes dont l’Occident fait tout un plat, il n’y en pas chez nous martèle le capitaine Abdo ! Vous verrez par vous même. Ils savent que nous leur livrerions une bataille sans pitié s’ils tentaient une percée dans cette région ». Pour le reste du pays, tous les chefs que nous rencontrons affirment que les intégristes sont une minorité, et que jamais ils ne pourraient l’emporter dans une Syrie peuplée d’une immense majorité de gens refusant de basculer dans le fanatisme.
La nuit est tombée quand enfin nous atteignons cette ville, où les insurgés se sont organisés. Une nouvelle administration a été mise en place. « Des comités civils et militaires régissent comme ils le peuvent les affaires de la vie courante, et tentent de faire face aux problèmes incessants d’un quotidien bouleversé par la guerre » explique un notable qui nous reçoit au cœur de sa villa cossue, lieu de réunion nocturne de ceux qui veulent croire en une nouvelle Syrie débarrassée de « Bachar et de sa clique ». L’homme est un businessman, qui a reconstruit en sous-sol, une entreprise jusque-là prospère, dévastée par les missiles du régime. Il est revenu s’installer dans son pays après la mort d’Hafez-el-Hassad, lorsque s’est fait jour un espoir vite douché d’ouverture et de démocratie. « Pendant 30 ans dit-il, j’ai été un exilé au Koweit. Où j’ai trouvé refuge après avoir passé 15 jours terrifiants dans les geôles des services secrets syriens. 15 jours de tortures qui ont marqué à jamais cet homme dont la seule « faute » a été un mot de trop contre le régime dans un café…
Le docteur Ghazi Aswad inspecte les ruines d'une usine de la zone industrielle de Yaborud, dévastée la semaine dernière par un raid de l'armée de Bachar Al-Assad.
© Frédéric Helbert/Sphinx
Au lendemain de notre arrivée, le Docteur Ghazi Aswad protégé en permanence par un garde du corps, fusil-mitrailleur au poing et colt à la ceinture, commence à effectuer une « tournée » médicale et civile. Non sans difficulté, dans une ville, où le chirurgien franco-syrien suscite des jalousies parmi les petits chefs locaux. Une tournée immédiatement limitée. En raison des combats, impossible de prendre la route de Jobar, cité voisine de Damas, cible parmi d’autres d’attaques récurrentes à l’arme chimique. Et puis la nouvelle de notre arrivée s’est répandue en ville. Ceux qui nous protègent craignent pour notre sécurité. Mais rien n’arrête l’homme qui a révélé au monde entier en mars dernier, les preuves « vivantes », les documents, les dossiers médicaux, attestant d’une utilisation sporadique et ciblée, d’armes chimiques par le régime syrien contre les rebelles et les populations civiles. Et il décide alors de « vider son sac ». Parce qu’au fond de lui, il estime que ce combat est désormais d’arrière-garde, et que l’Occident pris à son propre piège de la fameuse « Ligne Rouge » a tombé le masque et n’interviendra pas pour autant, réclamant sans cesse de nouveaux examens, de nouvelles investigations. Plus qu’une impression, c’est une certitude. Partagée par tous.
LA RÉALITÉ D’UNE CATASTROPHE HUMANITAIRE
C’est à plusieurs kilomètres de Yabroud, sur les lieux d’une attaque chimique probable, dans une « dead-zone » désertée de ses habitants et victimes éventuelles que le médecin fait une révélation illustrant les errements de la diplomatie française qui se veut en pointe dans le dossier syrien : « Je n’ai plus aucune raison de me taire et de garder en quoique ce soit le secret » dit-il avec colère. Au mois de mars dernier, après la révélation publique dans « Paris-Match » de son enquête épidémiologique, menée avec les moyens du bord à Tripoli au Liban où étaient alors transférées toutes les victimes supposées d’attaques chimiques, Ghazi Aswad a alors été contacté par des émissaires spéciaux. « On m’a fait savoir que la France, mon pays de cœur et d’adoption, ou j’ai travaillé pendant 30 ans comptait sur moi. J’ai d’abord reçu une liste du protocole clinique d’examens. Je l’ai toujours avec moi ». Sur cette liste sont détaillées avec minutie, le type d’échantillons à prélever, sur un sol contaminé où à partir de tests bio-médicaux à effectuer sur les victimes. Tout est indiqué : Comment prélever, comment conserver les échantillons, pour certains avec un système de réfrigération, afin qu’ils soient ramenés confiés à un laboratoire militaire, dépendant de l’Etat français. Mais le docteur Aswad n’a jamais reçu une mallette spéciale qui devait venir de France dans la foulée, pour parvenir à réaliser ces examens. « On m’avait promis qu’elle devait arriver. Je n’ai rien reçu et le contact a été rompu. Plus aucune nouvelle. Pas la moindre explication ». Alors que le médecin recevait de nouveaux cas. Pendant ce temps, le débat a viré à la foire d’empoigne internationale, et le massacre a continué…
Le lendemain, au siège du conseil militaire, nous rencontrons un ex-général de l’armée de l’air syrienne ayant déserté. Grand, athlétique, barbe poivre et sel soignée, regard mêlé de lassitude et d’inquiétude, l’homme et les siens s’installent devant un vieux poste de télé. Soudain, « Breaking news » sur une chaine arabe : La France par la voix de Laurent Fabius annonce que cette fois, la preuve scientifique indiscutable que des armes chimiques, dont le gaz sarin, ont été utilisés ! Stupéfaction : Personne ne réagit. Les mines restent sombres. « Vous appelez ça un « scoop », une révélation ironise le Docteur Aswad ? Ca fait un an que nous le crions ! Nous avons apportées déjà toutes les preuves. Tout mis sur la table. Et puis regardez Fabius ! Il avait promis une « réplique massive et fulgurante » en cas d’utilisation du chimique, et là il s’en va remettre un rapport aux hommes des Nations-Unies, experts en palabres, mais incapables d’action. La France ose se prévaloir du titre « d’ami du peuple syrien » ?! Un peuple qu’il laisse massacrer par un tyran qui a franchi toutes les lignes, blanches, jaunes, rouges, tricolores ». Pardonnez-moi l’expression, mais tout ça c’est du « pipo », une farce indigne et indécente » !
Le docteur Ghazi Asward témoigne de la catastrophe humanitaire
Quelques heures plus tard, le chirurgien franco-syrien s’en va découvrir la réalité d’une catastrophe humanitaire sans limites. Nous nous rendons à l’hôpital public de la ville. Il est fermé et vide ! L’entrée a été murée. Mesure de précaution décidée par les autorités locales après que des migs syriens aient lâché quelques bombes autour du bâtiment. Un avertissement bien reçu : Interdiction d’utiliser l’hôpital en zone rebelle, sous peine qu’il soit lui même directement bombardé. Pour faire face à cette implacable réalité, la construction d’un établissement de soins de fortune dans un lieu tenu secret a été ordonné, mais est loin d’être achevée. En attendant, habitants, réfugiés, civils ou rebelles, sont soignés dans des maisons cachées, des pièces insalubres. Pas d’hygiène, pas d’équipements nécessaires, des médicaments périmés, aucun système d’urgence, du personnel peu qualifié qui agit parfois la peur au ventre. Infatigable combattant en blouse blanche, Ghazi Aswad s’en va d’un endroit à un autre pour apporter son savoir, distribuer quelques soins aux blessés les plus gravement touchés, dans des conditions qu’il n’avait jamais vu auparavant.
Et en étant parfois accueilli avec suspicion, défiance. La présence d’un journaliste entraine des tensions. Des hommes en armes zélés veulent interdire toute photo. Bloquent la route. Certains tentent de me faire monter de force dans une voiture. Les hommes qui assurent notre protection lèvent leurs armes. Le clash est évité de justesse… Nous lâchons prise après la visite houleuse d’un camp de réfugiés venus d’Homs. Les enfants y jouent sur des tas d’ordures. Une pièce minuscule sert de salle de soins d’un autre âge. On y compte un seul lit médicalisé dans un état pitoyable alors que des centaines de personnes, femmes, enfants essentiellement, sont privés du suivi médical indispensable dont ils auraient besoin. « C’est abominable dit Ghazi Aswad, avouant son impuissance face à tant de souffrances et désespérances. Ca l’est d’autant plus dit-il le cœur en berne, que la Communauté internationale se perd en vaines palabres et pseudo-promesses auxquelles plus personne parmi le peuple des insurgés ne croit en Syrie. La ligne rouge de l’indécence, les occidentaux l’ont outrepassé. Bachar le sait et poursuit le massacre de son peuple. Les jihadsites qui servent d’épouvantails sont ses alliés objectifs. C’est lui qui en a libéré des centaines qui croupissaient en prison quand la révolution est devenue une guerre ».
Retour au centre de Yabroud, où l’annonce française n’a rien changé. La vie se poursuit au ralenti. Avec fatalisme et résignation, la ville toute entière se prépare à subir un assaut total de l’armée de Bachar soutenue par les troupes du Hezbollah libanais. Yatim, 33 ans, jean, baskets, colt à la ceinture est archéologue de formation, passionné par les trésors millénaires nichés dans des reliefs montagneux. Il devenu combattant de l’Armée syrienne libre par obligation. Le regard noir, mais le ton calme, il lâche : « Certains d’entre nous n’ont que des vieux fusils datant de l’époque du mandat français et que nous avons retapé tant bien que mal. On bricole et fabrique des armes dans des usines clandestines, mais nous le savons : quand l’armée concentrera sa puissance de feu contre nous, nous serons condamnés au bain de sang, mais que l’Occident qui nous a poussé à nous rebeller, avant de nous abandonner au milieu de gué le sache. Nous n’abandonnerons jamais, jamais ! Même si nous devons mourir jusqu’au dernier ».